Un minimum de connaissances et de bon sens aurait dû suffire à écarter cette hypothèse :
1° Il est établi que Napoléon et son état-major ont passé la nuit du 17 au 18 juin 1815 à la ferme du Caillou.
2° Soult, chef de l’état-major, ne pouvait s’éloigner ni de celui-ci, ni du commandant en chef de l’armée. C’est élémentaire.


Sur quoi s’est-on basé pour soutenir une hypothèse qui s’écarte de cette évidence ?
Sur les Souvenirs de papa écrits par Jean-Baptiste Cloquet (1808-1891), et publiés par Yves Moerman (Napoléon à Waterloo, De Krijger 2004).
En voici les extraits qui concernent l’après-midi du 17 juin 1815 et le matin du 18 :
Dans l’après-midi un officier français vient demander à mon père d’aller au bois du Callois, près de la ferme De Neuve-Cour où se trouvait l’état-major et Napoléon qui avait fait construire un belvédère là, les officiers lui firent des questions sur la grandeur des bâtiments, des prairies, la qualité des arbres, etc.
On lui annonça qu’il aurait sans doute l’empereur à loger.
Une heure plus tard, ce même officier, aide-de-camp, arriva présenter pour loger son supérieur, le maréchal Soult, chef d’état-major, disant que l’empereur Napoléon était resté passer la nuit à la maison du Caillou (Maison du Roi) sur la chaussée de Genappe.
Les prairies étaient garnies de chevaux attachés aux arbres, les granges et écuries donnaient abri aux soldats.
Le maréchal Soult, installé dans notre grande salle, ses cartes et plans ouverts sur la grande table. A onze heures du soir il rappela encore mon père pour le questionner sur les environs.
Le lendemain dimanche il pleuvait, les officiers proposés pour aller constater la position des ennemis arrivèrent à quatre heures du matin déclarant que les alliés étaient campés à 20 minutes de la ferme de Goumont. Aussitôt, les jeunes officiers disaient qu’ils iraient loger à Bruxelles après la bataille gagnée, mais les vieux officiers redoutaient le contraire ; l’un d’eux qui avait combattu les Anglais en Espagne, disait que le général duc de Wellington était un dieu pour prendre position…
Quittant la ferme à 7 heures du matin, le maréchal Soult donna satisfaction à mon père en lui signant une promesse de 18.000 francs, pour dégâts aux récoltes et pour consommation, etc. (ce qui ne fut jamais payé).


Ces Souvenirs de papa ne résistent pas à une critique historique élémentaire.

D’abord la critique d’authenticité
Critique de provenance :
Nous supposerons qu’elle a été menée lors de la publication des Souvenirs.

Critique de restitution :
Ces Souvenirs auront été répétés de nombreuses fois avant que Jean-Baptiste Cloquet les transcrivent, or une tradition orale, fondée sur la mémoire, n’est pas, du fait des altérations et/ou des falsifications qu’elle subit de répétition en répétition, considérée comme authentique. Les traditions familiales ou locales mêlent le plus souvent le vrai et le faux par goût de l’exagération ou du fantastique. Les exemples concernant la campagne de 1815 sont nombreux, tel Jean-Baptiste Aubry de Vieux-Manant disant avoir logé l’Empereur Napoléon.
Quand la transcription des Souvenirs a-t-elle eu lieu ? Jean-Baptiste avait 7 ans en 1815. Sa transcription est-elle fidèle au récit de son père ? Celui-ci a-t-il pu la vérifier ou était-il déjà décédé ? Cette information n’est pas donnée.


Ensuite la critique de crédibilité
Critique de compétence :
Le père Cloquet était-il en mesure d’identifier personnellement et avec certitude le maréchal
Soult ? Non, sans aucun doute.

Critique de sincérité :
Quels étaient les raisons qui ont poussé Jean-Baptiste Cloquet à écrire les Souvenirs de papa ?
N’étaient-elles pas de nature à l’encourager à « améliorer » ces Souvenirs. Nous manquons d’informations à ce sujet.

Critique d’exactitude : Plusieurs de ces souvenirs sont manifestement faux :

  • Dans l’après-midi un officier français vient demander à mon père d’aller au bois du Callois, près de la ferme De Neuve-Cour où se trouvait l’état-major et Napoléon qui avait fait construire un belvédère là.
    Les Français ne sont arrivés à la Belle Alliance que vers 18 h. Si un officier est venu à Mont Souhait, ce ne put être qu’en soirée.
    Pour quelle raison l’officier aurait-il demandé au père Cloquet d’aller au bois du Cailloi ?
    Il est inexact que l’état-major ou Napoléon s’y soient jamais trouvés, et Napoléon n’y a pas fait construire de belvédère.
    Il ne fit aucun usage de l’observatoire construit 6 semaines avant la bataille par les ingénieurs Hollandais. (Decoster).
    Ce passage a été inventé par Cloquet après qu’il ait vu des gravures comme celle de Dubourg (ci-après).
    Cloquet s’est-il rendu au bois du Callois ? Qu’y a-t-il fait ? Combien de temps y serait-il resté ? Peu de temps, puisqu’une heure plus tard, on lui présente le maréchal Soult qui vient loger chez lui…
  • [L’officier, aide de camp,] lui annonça qu’il aurait sans doute l’empereur à loger.
    Pourquoi Napoléon aurait-il envisagé d’aller loger dans une ferme qui n’est pas même sur sa carte, qui est tout à fait excentrée et à portée de l’ennemi ?
Carte de (Ferraris, 1777) distribuée aux généraux français (ici celle du général Durutte). Mon Plaisir y figure, Mon Souhait pas.
  • Quittant la ferme à 7 heures du matin (le 18), le maréchal Soult donna satisfaction à mon père en lui signant une promesse de 18.000 francs, pour dégâts aux récoltes et pour consommation, etc. (ce qui ne fut jamais payé).
    C’est très généreux de sa part, puisqu’il n’y a pas encore de dégâts aux récoltes, et qu’on ignore même si une bataille aura lieu.
    Ceci évoque plutôt les déclarations de pertes faites aux administrations communales après la bataille, et qui ne seront que très partiellement et très tardivement indemnisées.
    Qu’est devenue cette promesse signée par le maréchal ? Elle accréditerait le récit de Cloquet, mais n’est pas produite malgré son importance !

    Toutes ces erreurs imposaient d’analyser le « témoignage » de la venue du maréchal Soult à Mon Souhait, avec la plus grande circonspection…

Contrôle des témoignages :
Aucun témoignage connu ne corrobore celui du père Cloquet, tel que transcrit par son fils.
Or, déjà en droit romain, Testis Unus, Testis Nullus. De plus ce témoignage n’est étayé par aucun commencement de preuve…
Voici le contexte, tel qu’établi par de nombreux témoignages (voir le carnet « Le Caillou » (éditions de la Belle Alliance disponible dans notre e-boutique) :
Le 17 juin 1815, poursuivant l’armée de Wellington, l’avant-garde française arrive vers 18 h à hauteur de la ferme de la Belle Alliance. Elle est accueillie par le feu de l’artillerie ennemie.
L’Empereur arrive ensuite, suivi à quelque distance par le major-général et son état-major. Il observe les positions ennemies, et fait déployer les cuirassiers de Milhaud et de l’artillerie pour simuler la préparation d’une attaque.
L’armée anglaise se démasque. La nuit approchant, l’Empereur doit remettre la bataille au lendemain.
Il y a encore quelques combats de cavalerie, puis l’Empereur fait bivouaquer, de Mon Plaisir à Plancenoit, le 1er corps et la cavalerie qui était en avant-garde. Il revient ensuite sur ses pas à la ferme du Caillou où s’installe l’état-major, au bord de la chaussée par laquelle le reste de son armée va arriver, et où on pourra le trouver facilement.
Napoléon, Soult et l’état-major y passeront la nuit. Le travail d’état-major y sera assuré : réception de messagers, rédaction d’ordres, envois d’officiers en mission, etc. La présence de Soult y est attestée à plusieurs moments, ainsi qu’au déjeuner.

Confrontons-le aux Souvenirs de papa :
Une heure plus tard, ce même officier, aide-de-camp, arriva présenter pour loger son supérieur, le maréchal Soult, chef d’état-major, disant que l’empereur Napoléon était resté passer la nuit à la maison du Caillou (Maison du Roi) sur la chaussée de Genappe.
Les prairies étaient garnies de chevaux attachés aux arbres, les granges et écuries donnaient abri aux soldats.
Le maréchal Soult, installé dans notre grande salle, ses cartes et plans ouverts sur la grande table. A onze heures du soir il rappela encore mon père pour le questionner sur les environs.


Bien des questions se posent :

  • Est-ce bien le maréchal Soult, chef d’état-major qui serait venu loger à Mon Souhait ? Comment Cloquet l’a-t-il identifié ?
  • Était-il accompagné de son état-major ou aurait-il quitté celui-ci pour se rendre seul à Mon Souhait ?
    Cloquet parle de chevaux et de soldats, ce qui fait plutôt penser à une unité de cavalerie accompagnant son général.
  • Au moment où Napoléon revenait par la chaussée vers le Caillou, Soult serait donc, lui, parti vers Mon Souhait.
    Est-ce en accord avec l’Empereur ? Celui-ci savait-il où son chef d’état-major partait loger ? Vont-ils échanger des messages pendant la nuit ? Napoléon, qui prétend s’être rendu près des bois du château d’Hougomont à 2 h ½, lui aurait-il rendu visite ? Cloquet ne le dit pas.
  • Par où Soult se serait-il rendu à Mon Souhait ? Par des chemins boueux, non reconnus et non sécurisés, passant à proximité d’Hougoumont, ou plus au sud mais difficiles à suivre dans le soir qui tombe. Mon Souhait n’a aucune connexion directe ni avec la Belle Alliance, où étaient Napoléon et Soult encore après 20 h, ni avec le Caillou où se rend alors Napoléon.
  • Que Soult serait-il venu faire à Mon Souhait, à portée de l’ennemi et à l’extrême gauche de l’armée, dans une ferme qu’il ne connait pas, qui n’est pas reprise sur la carte de Ferraris et ne peut être trouvée par aucun messager, alors que sa place était au Caillou ? Cloquet ne le dit pas.
  • À Mon Souhait, le maréchal Soult aurait-il assuré son travail de major-général ou celui-ci aurait-il été assuré au Caillou par un remplaçant du major-général ? Cloquet dit seulement que le maréchal Soult avait ses cartes et plans ouverts sur la grande table. Comme n’importe quel général aurait fait…

Une certitude s’impose :
Un chef d’état-major ne quitte pas son commandant en chef et son état-major, a fortiori à proximité de l’ennemi et à la veille d’une probable bataille qu’il faut préparer !
Le travail d’état-major ne cesse jamais. Il y a toujours des renseignements à recevoir ou à demander, des ordres à donner, des rapports à recevoir, et le commandant en chef à tenir immédiatement informé de tout pour qu’il puisse prendre les décisions qui s’imposent au moment le plus propice. Ceci est impossible si l’état-major et son chef ne sont pas proches du commandant en chef.
Cette évidence est rappelée par tous les manuels d’état-major !

En synthèse
Il est invraisemblable que Soult ait logé à Mon Souhait. Cette thèse ne tient sur aucun point.
Qu’il y ait eu un ou plusieurs généraux français logeant à Mon Plaisir (ce qu’indique Houssaye) et à Mon Souhait, cela est certain (les généraux aiment à passer les nuits pluvieuses à couvert). Ces généraux appartenaient sans doute au 1er corps ou à la cavalerie qui avaient pris position face à l’armée anglo-hollandaise, de Mon Plaisir à Plancenoit.
Les Cloquet auront fait – avec le temps – du général ayant logé chez eux, un maréchal (faute d’avoir reçu Napoléon qui leur aurait pourtant été annoncé). Des maréchaux, il n’y en avait que deux sur le champ de bataille. Pourquoi avoir choisi Soult et pas Ney ?…
Le maréchal Soult et son état-major étaient bien avec l’Empereur au Caillou. Houssaye écrit que Soult couchait au second étage, sur de la paille.
Il ne fallait donc pas graver dans le marbre la galéjade du père Cloquet…

Et maintenant ?
Il y avait déjà une plaque attestant de la présence de Soult au Caillou, il y en a maintenant une autre, prétendant qu’il a logé à Mon Souhait. À quand et où la prochaine ?
Nos « poseurs » retireront-ils leur plaque de Mon Souhait ?
On ne peut laisser réinventer l’histoire au mépris des sources existantes (comme l’a fait Ridley Scott), ni polluer le champ de bataille d’informations fausses.

Mon Souhait : Qu’on ne gâte plus le champ de bataille par manque de réflexion.

Jean-Philippe Tondeur
17/06/2024

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Un minimum de connaissances et de bon sens aurait dû suffire à écarter cette hypothèse :1° Il est établi que Napoléon et son état-major ont passé la nuit du 17 au 18 juin 1815 à la ferme du Caillou.2° Soult, chef de l’état-major, ne pouvait s’éloigner ni de celui-ci, ni…


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